Le soleil sombra sous l’horizon, la température se rafraîchit.

Son sermon achevé, Fwi-Song siégea en silence sur sa litière tandis que les Mangeurs s’avançaient un par un vers lui et s’inclinaient en prononçant quelques mots, l’air pénétré de sérieux. Le prophète arborait un grand sourire et hochait à l’occasion sa tête-dôme, sans doute pour exprimer son assentiment.

Un peu plus tard, les Mangeurs se mirent à psalmodier et à chanter tandis que Fwi-Song se faisait laver puis oindre par les deux femmes qui avaient officié à ses côtés dans le meurtre de Vingt-septième. Puis, luisant tout entier sous les rayons du soleil déclinant et agitant joyeusement la main, il se fit emporter dans la petite forêt qui bordait la plage en direction de l’unique mont émoussé de l’île.

On apporta du bois, on alimenta les feux. Les Mangeurs se dispersèrent parmi les tentes et les foyers, ou s’éloignèrent en emportant des paniers rudimentaires, probablement pour aller ramasser de nouveaux détritus, qu’ils tenteraient ensuite de consommer.

À l’approche du crépuscule, M. Premier vint se joindre aux cinq Mangeurs muets assis autour du feu, que Horza était à présent las de contempler. Les maigres humains n’avaient guère pris garde au Métamorphe, mais M. Premier, lui, vint s’asseoir près du prisonnier lié à l’épieu. Il tenait dans une main une petite pierre, et dans l’autre quelques-uns des dentiers dont Vingt-septième avait fait un peu plus tôt les frais. Il entreprit de les aiguiser ou de les polir tout en s’entretenant avec les autres. Au bout d’un moment, deux ou trois d’entre eux regagnèrent leurs tentes, et M. Premier passa derrière Horza pour dénouer son bâillon. Le Métamorphe respira par la bouche histoire de dissiper le goût infâme qui l’emplissait, puis fit jouer sa mâchoire et se tortilla pour soulager les douleurs qui s’accumulaient dans ses membres.

— À l’aise ? fit M. Premier en s’accroupissant de nouveau.

Il se remit à affûter les crocs métalliques qui scintillaient sous la lueur des flammes.

— Je me suis déjà senti mieux, répondit Horza.

— Le pire est encore à venir…, l’ami, répliqua M. Premier en prononçant ce dernier mot comme s’il exprimait une malédiction.

— Je m’appelle Horza.

— Je ne veux pas le savoir. (Il secoua la tête.) Ton nom n’a pas d’importance ? Tu n’as pas d’importance.

— C’est bien ce que je commençais à me dire, en effet, reconnut Horza.

— Tiens donc ! fit M. Premier, qui se releva et se rapprocha du Métamorphe. Vraiment ? (Il brandit le dentier d’acier et égratigna Horza à la joue gauche.) On se croit très malin, hein ? On croit peut-être qu’on va s’en sortir ? (Il lui donna un coup de pied dans le ventre. Horza suffoqua.) Tu vois… Tu ne comptes pas. Tu n’es qu’un morceau de viande. Comme tous les autres. Rien que de la viande. Et puis de toute manière, ajouta-t-il en lui décochant une nouvelle ruade, la douleur n’a pas de réalité. Ce n’est qu’un ensemble de phénomènes chimiques et électriques, ou quelque chose dans ce genre, pas vrai ?

— Ah ! coassa Horza en sentant flamber brièvement ses douleurs. Si. C’est vrai.

— Bien, fit l’autre avec un grand sourire. Tu n’auras qu’à penser à ça demain, d’accord ? Tu n’es qu’un tas de viande, et le prophète n’est qu’un tas de viande un peu plus gros que toi, c’est tout.

— Mais alors…, euh, vous ne croyez pas à l’existence de l’âme ? demanda Horza sur un ton de défi en espérant que cela ne lui vaudrait pas un nouveau coup de pied.

— Merde à ton âme, étranger, s’esclaffa M. Premier. Tu as intérêt à ce que l’âme n’existe pas. Il y a les mangeurs naturels, et puis ceux qui se feront toujours manger ; je ne vois pas en quoi leurs âmes diffèrent. Donc, comme tu fais manifestement partie de ceux qui se font manger, tu as intérêt à ce qu’elle n’existe pas. Crois-moi, c’est ce que tu as de mieux à attendre de l’avenir. (M. Premier fit réapparaître le chiffon qu’il avait ôté un peu plus tôt de la bouche de Horza et le remit en place en disant :) Non, l’âme ne serait pas une solution pour toi, l’ami. Mais si jamais il s’avère que tu en as une, reviens me le dire, que je rigole un bon coup, d’accord ?

M. Premier serra très fort le bout de tissu noué autour de sa tête en lui plaquant l’arrière du crâne contre l’épieu.

Quand le lieutenant de Fwi-Song eut fini d’affûter les prothèses de métal luisant, il se leva et alla parler aux autres Mangeurs assis autour du feu. Au bout d’un moment, ils se dirigèrent tous vers certaines petites tentes et eurent bientôt déserté la plage. Horza resta seul à contempler les foyers mourants.

Les vagues s’écrasaient doucement sur la ligne de brisants, les étoiles décrivaient lentement leur orbe au-dessus de sa tête, et la face diurne de l’Orbitale dessinait un trait de lumière vive dans le ciel. Éclatante sous les feux du soleil et de l’Orbi-jour se dressait la masse silencieuse et patiente de la navette de la Culture avec, derrière ses portes béantes, une zone d’ombre qui était la promesse d’un abri sûr.

Horza avait déjà maintes fois éprouvé la solidité de ses liens. Il ne lui servirait à rien de tortiller les poignets ; la corde – ou la ficelle – dont ils s’étaient servis se resserrait insensiblement à mesure que le temps passait, et aurait tôt fait de compenser le mou qu’il réussirait à obtenir. Peut-être rétrécissait-elle en séchant, auquel cas ils avaient dû la mouiller avant de le ligoter. Comment savoir ? Il avait toujours la possibilité d’intensifier les sécrétions acides de ses glandes sudoripares à l’endroit du contact entre les liens et sa peau, tactique qui méritait toujours d’être tentée, mais même la longue nuit de Vavatch ne suffirait pas à l’accomplissement du processus.

La douleur n’a aucune réalité, se dit-il. Tu parles !

 

Il s’éveilla à l’aube, en même temps que quelques-uns des Mangeurs qui se dirigèrent sans hâte vers le bord de l’eau pour aller faire leurs ablutions dans les rouleaux. Horza avait froid. Il se mit à trembler aussitôt réveillé, et se rendit compte que sa température corporelle avait dû considérablement baisser pendant la nuit, durant la transe légère nécessaire à la modification des cellules de la peau de ses poignets. Il tira sur ses liens, espérant y sentir un certain relâchement, une certaine rupture des fibres ou des filaments, mais rien. Rien qu’une souffrance supplémentaire dans ses paumes, où la transpiration s’était répandue sur une peau non métamorphosée, et donc non protégée contre les acides sécrétés. Il s’en inquiéta momentanément, songeant que s’il voulait contrefaire correctement Kraiklyn, il devrait se doter des empreintes digitales et palmaires du commandant de la TAC et, par conséquent, conserver une peau dans l’état requis par la métamorphose. Puis il se moqua de lui-même : selon toute probabilité, il ne vivrait même pas jusqu’au soir.

Il envisagea vaguement la possibilité de mettre fin à ses jours. C’était faisable : moyennant quelques préparatifs internes, il pouvait se servir sur lui-même de ses dents toxiques. Mais tant qu’il lui restait une chance, même infime, de s’en tirer il n’arrivait pas à l’envisager sérieusement. Il se demanda comment les citoyens de la Culture réagissaient face à la guerre ; eux aussi étaient censés décider du moment de leur mort, encore que, d’après la rumeur, le processus fût plus complexe qu’un simple empoisonnement. Comment résistaient-ils donc, ces êtres mous à l’âme gâtée par le pacifisme ? Il se les représenta au combat, s’autoeuthanasiant dès les premiers échanges d’artillerie, dès les premières blessures. L’idée le fit sourire.

Les Idirans avaient parfois recours à la transe mortelle, mais seulement en cas d’extrême humiliation, d’extrême infamie, ou lorsque l’œuvre de toute une vie voyait son achèvement, ou encore sous la menace d’une infirmité handicapante. À la différence des sujets de la Culture – ou des Métamorphes – ils éprouvaient la souffrance dans toute son ampleur, une souffrance non amortie par des inhibiteurs génofixés. Les Métamorphes, pour leur part, considéraient la douleur comme une sorte de « gueule de bois » semi-superflue, reliquat de l’évolution qui les éloignait de l’animal ; pour la Culture, souffrir était tout bonnement une hantise. Les Idirans, eux, la considéraient avec une espèce de fier dédain.

Le regard de Horza se porta, au-delà des deux grands canoës, vers les portes ouvertes de la navette. Un couple d’oiseaux au plumage multicolore se pavanait sur son nez en effectuant une petite danse rituelle. Il les observa un moment tandis que le camp des Mangeurs s’éveillait peu à peu sous un soleil matinal de plus en plus ardent. Une brume s’élevait au-dessus de la forêt clairsemée, et on voyait quelques petits nuages, très haut dans le ciel. M. Premier sortit de sa tente en bâillant et en s’étirant, puis prit dans les plis de sa tunique son gros fusil à projectiles et tira en l’air. Il s’agissait manifestement d’un signal intimant à tous les Mangeurs l’ordre de se lever et de s’atteler à leurs tâches quotidiennes, quand ce n’était pas déjà fait.

La détonation produite par son arme sommaire effraya les deux oiseaux, qui prirent leur essor au-dessus des arbres et des broussailles et filèrent en suivant la courbure de la côte. Horza les regarda s’envoler, puis baissa à nouveau les yeux sur le sable doré en s’obligeant à respirer lentement, profondément.

— C’est un grand jour pour toi, étranger, déclara M. Premier avec un large sourire en s’approchant du Métamorphe.

Il replaça son arme dans son fourreau de ficelle. Horza le regarda sans rien dire. Il va y avoir un nouveau festin en mon honneur, songea-t-il.

M. Premier fit le tour du prisonnier en l’observant. Horza le suivit des yeux aussi longtemps que possible, s’attendant à ce que l’homme découvre les éventuels dégâts infligés par les sécrétions acides à la corde qui enserrait ses poignets, mais l’autre ne remarqua rien ; lorsqu’il revint dans le champ de vision du Métamorphe, il hochait légèrement la tête, un demi-sourire aux lèvres, apparemment satisfait de constater que sa victime était correctement immobilisée. Horza banda ses muscles de toutes ses forces, tendant ainsi les liens de ses poignets, mais ne sentit pas le moindre mou. Sa tentative avait échoué. M. Premier s’en alla superviser la mise à flot d’un canoë de pêche.

 

Fwi-Song sortit de la forêt sur sa litière peu avant midi, au moment même où le canoë rentrait.

— Don des mers et de l’air ! Tribut prélevé sur les infinies richesses de la Mer Circulaire ! Vois quelle merveilleuse journée t’attend ! (L’obèse se fit porter devant Horza et déposer auprès du feu. Là, il sourit au Métamorphe.) Tu as eu toute la journée pour réfléchir à ce que ce jour te réserve ; malgré les ténèbres, tu as pu contempler les fruits du Vide. Tu as observé les espaces qui s’étendent entre les étoiles, constaté l’immensité du néant et la rareté de son contraire. Tu es maintenant à même d’apprécier à sa juste valeur l’honneur que nous nous préparons à te faire. Quelle chance tu as d’être un signe à moi destiné, ô mon offrande !

Dans son ravissement, Fwi-Song frappa dans ses mains et son corps énorme tremblota de la tête aux pieds. Ses mains dodues se portèrent à sa bouche tandis qu’il parlait, et les replis de chair qui surmontaient ses yeux se soulevèrent momentanément, révélant ses prunelles blanchâtres.

— Ho-hooo ! Comme nous allons nous divertir !

Le prophète fit un signe et ses petits serviteurs le portèrent jusqu’au rivage, où il se ferait baigner et oindre.

Horza assista aux préparatifs du repas ; les Mangeurs vidèrent les poissons, dont ils rejetaient la chair pour ne conserver que les entrailles, la peau, la tête et les arêtes. Puis ils écalèrent les mollusques en ne gardant que les coquilles, qu’ils pilèrent avec des algues et des limaces de mer aux couleurs vives. Horza surveilla toute la scène et eut le temps de voir que les Mangeurs étaient vraiment dans un état pitoyable : cicatrices, escarres, carences pathologiques, faiblesse générale… Rhumes, toux, desquamations et membres partiellement difformes révélaient que la diète leur serait peu à peu fatale. On rendit aux vagues la chair morte et les animaux marins rassemblés dans de grands paniers tout imprégnés de sang. Horza les observa aussi attentivement que le lui permettaient son bâillon et son éloignement, mais pas un ne préleva la moindre bouchée discrète en vidant les paniers dans la mer.

Fwi-Song, qu’on séchait juste au bord de l’eau, les regardait faire en approuvant de la tête et en leur prodiguant posément ses encouragements. Puis il tapa dans ses mains et les porteurs le rapprochèrent à nouveau du feu et du Métamorphe.

— Objet de l’offertoire ! Ô toi mon bienfait ! Prépare-toi ! roucoula l’obèse en s’installant confortablement sur sa litière par une série de petits tortillements qui firent onduler les vastes replis de chair composant son corps massif.

Horza sentit sa respiration s’accélérer et son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il déglutit et tira encore plus fort sur la corde qui lui maintenait les mains liées. M. Premier et les deux femmes de la veille cherchaient dans le sable les sacs enfouis contenant leurs maigres vêtements de cérémonie.

Tous les Mangeurs se regroupèrent autour du feu, face à Horza. Ils lui jetaient des regards tantôt noirs, tantôt vaguement intéressés, mais sans plus. Il y avait dans leurs gestes et dans leurs expressions une indolence que Horza trouvait plus déprimante encore que la haine avérée ou la joie sadique que d’autres auraient pu manifester.

Ils se mirent à psalmodier. Imité par les deux femmes, M. Premier entourait son corps de bandes de tissu. Il regarda Horza et sourit.

— Loué soit cet instant de bonheur en ces jours ultimes ! s’écria Fwi-Song en élevant à la fois le ton et les mains. (Ses intonations assourdies se portèrent vers le centre de l’île. Les odeurs de cuisine envahirent à nouveau les narines du Métamorphe.) Que la décomposition-recomposition de cet être soit pour nous un symbole ! poursuivit-il en laissant retomber ses bras et leurs énormes bourrelets de chair blanche. (Le prophète entrecroisa ses doigts dodus et les surfaces mordorées de son anatomie brillèrent au soleil.) Que sa souffrance soit notre jouissance, comme notre désagrégation sera notre réunion ; que son dépeçage soit notre satisfaction, notre délectation !

La tête haute, Fwi-Song poursuivit alors dans la langue que seuls ses fidèles comprenaient. Ceux-ci entonnèrent un autre chant, d’une intensité accrue. M. Premier et les deux femmes s’approchèrent de Horza.

Ce dernier sentit l’homme au teint pâle lui enlever son bâillon. Il s’adressa ensuite aux deux femmes, qui se dirigèrent vers les cuves pleines de liquide bouillonnant et fétide. Horza se sentait en proie à un léger vertige ; il percevait au fond de sa gorge un goût qu’il ne connaissait que trop bien, comme si l’acide sécrété autour de ses poignets s’était propagé jusqu’à sa langue. Il tira encore une fois sur ses liens et sentit ses muscles frémir. Le chant se prolongeait ; les femmes emplissaient des bols. Déjà son estomac vide se contractait.

 

Il y a deux façons de se libérer de ses liens, en dehors des solutions accessibles aux non-Métamorphes [disaient les comptes rendus de cours de l’Académie] : l’impulsion sudatoire acide soutenue lorsque la matière immobilisatrice s’y prête, et l’amenuisement malléable préférentiel de la zone du membre concerné.

 

Horza tenta à nouveau de rassembler ses forces.

 

La sudation acide est susceptible d’endommager non seulement les régions cutanées adjacentes mais l’organisme dans son ensemble par le biais des déséquilibres chimiques induits. Quant à l’amenuisement pratiqué à l’excès il entraîne un risque d’affaiblissement des os et des muscles tel que leur utilisation subséquente pourra s’en trouver sévèrement restreinte lors d’une éventuelle tentative d’évasion plus ou moins prolongée dans le temps.

 

M. Premier arrivait, avec en main les cales de bois qu’il allait insérer dans la bouche de Horza. Deux des plus grands Mangeurs se détachèrent du premier rang, prêts à l’assister dans sa tâche. Fwi-Song passait la main derrière son dos. Les femmes revenaient des cuves.

— Ouvre tout grand la bouche, étranger, proféra M. Premier en brandissant les deux cales. Ou bien nous faudra-t-il employer le pied-de-biche ?

Les bras de Horza se tendirent. Ses biceps remuèrent. M. Premier s’en rendit compte et fit momentanément halte. Une des mains du Métamorphe se dégagea et jaillit en demi-cercle, les ongles tendus vers le visage de l’homme au teint blême. Celui-ci se rejeta en arrière, mais ne se montra pas assez prompt.

Les ongles de Horza interceptèrent son habit de cérémonie et sa tunique, tout deux décollés de sa peau par le mouvement de recul. Horza, qui s’était déjà avancé aussi loin qu’il pouvait, sentit ses doigts fléchis déchirer les deux couches de tissu sans rencontrer la chair en dessous. M. Premier recula encore, trébucha et heurta une des femmes. Son bol de brouet puant lui tomba des mains. Une des cales de bois lui échappa et atterrit dans le feu. Le bras de Horza arriva en fin de course au moment où les deux Mangeurs isolés du reste s’avançaient rapidement et l’attrapaient par la tête et le bras.

— Sacrilège ! cria Fwi-Song.

M. Premier regarda tour à tour la femme qu’il avait heurtée, le feu puis le prophète, et se retourna, l’air furieux, vers le Métamorphe. Il souleva un bras afin d’inspecter la déchirure de ses vêtements.

— Le don immonde profane nos parures ! s’écria de nouveau Fwi-Song.

Les deux Mangeurs remirent le bras et la tête de Horza à leur place et les y maintinrent. M. Premier fit mine de se rapprocher tout en sortant son arme de dessous sa tunique, en la tenant par le canon, comme une massue.

— Monchieur Premier ! jeta sèchement Fwi-Song. (L’interpellé s’arrêta net.) Arrière ! Rengainez votre arme ! Nous allons montrer à che méchant garchon comment nous traitons les gens de chon espèche !

Horza sentit qu’on tendait son bras devant lui. Un des Mangeurs qui l’immobilisaient enroula sa jambe autour du piquet, banda ses muscles et coinça l’autre main du Métamorphe. Fwi-Song avait en bouche son dentier à crocs troués. Il jeta un regard furibond au prisonnier tandis que M. Premier faisait un pas en arrière, tenant toujours son fusil à projectiles. L’obèse fit un signe de tête à deux autres fidèles, qui s’emparèrent de la main de Horza et en détendirent les doigts avant d’attacher son poignet à une perche. Horza se sentit trembler de la tête aux pieds et neutralisa toute sensation dans sa main exposée.

— Méchant, méchant don de la mer ! s’écria Fwi-Song.

Il se pencha, prit l’index de Horza dans sa bouche et referma sur le doigt sa double rangée de dents acérées, qui pénétrèrent dans la chair. Puis il se retira vivement.

Le prophète mâcha, avala en contemplant le visage du Métamorphe. Sur quoi il fronça les sourcils.

— Déchidément pas très chavoureux, bénédicchion des courants ochéanique ! (Il se lécha les babines.) Et pas très douloureux pour toi non plus, à che qu’il me chemble, mmh ? Voyons un peu che qu’on peut trouver de…

Fwi-Song fronça à nouveau les sourcils. Horza regarda, au-delà des Mangeurs qui le retenaient prisonnier, sa main étirée sur la perche, un doigt dénudé jusqu’à l’os, inerte et tout dégouttant de sang. Plus loin encore, Fwi-Song se tenait immobile sur sa litière, le front barré d’un pli soucieux. À ses côtés, M. Premier n’avait pas lâché le canon de son arme et dévisageait furieusement Horza.

Comme le silence de Fwi-Song se prolongeait, l’homme au teint pâle regarda son prophète.

— … che qu’on peut trouver de… de…, proféra ce dernier.

Il ôta le dentier de sa bouche avec difficulté et le reposa devant lui avec les autres, sur son chiffon ; puis il porta une main à sa gorge et posa l’autre sur le vaste hémisphère de son ventre. M. Premier l’observa, puis regarda Horza, qui fit de son mieux pour sourire. Ce faisant, le Métamorphe ouvrit ses dentoglandes et en aspira le poison dans sa bouche.

— Monsieur Premier…, commença Fwi-Song en tendant vers son serviteur la main qui jusque-là étreignait son ventre. (L’homme semblait indécis. Il changea son fusil de main et prit celle que lui offrait le prophète.) Je crois que je… Je…

La fente de ses yeux s’élargissait et prenait à présent une forme ovale. Son visage changeait visiblement de couleur. Ce sera bientôt le tour de sa voix, quand les cordes vocales réagiront.

— Au secours, monsieur Premier ! Aidez-moi !

L’obèse empoigna un de ses doubles mentons imposants, comme s’il cherchait à dénouer une écharpe trop serrée. Il enfonça ses doigts dans sa gorge, mais Horza savait bien que cela ne marcherait pas : les muscles de l’estomac étaient d’ores et déjà paralysés, il ne pourrait pas recracher le poison. Les yeux de Fwi-Song étaient écarquillés, leur substance blanchâtre luisait furieusement. Son teint virait au plomb. M. Premier fixait sur lui des yeux ronds sans lâcher le formidable poing doré du prophète où sa propre main était entièrement enfouie.

— À l-l’ai-aide ! piailla ce dernier.

Puis il n’émit plus que des sons étranglés. Ses yeux blancs lui sortirent de la tête, son corps tout entier frémit, sa tête-dôme devint bleue.

Dans l’assistance, quelqu’un se mit à crier. M. Premier regarda Horza, puis redressa son lourd fusil. Horza se contracta, puis cracha de toutes ses forces.

La salive éclaboussa le visage de M. Premier, dessinant de la bouche à l’oreille une tache en forme de faucille qui englobait l’œil de justesse. L’homme recula, chancelant. Horza inspira, réunit une nouvelle dose de poison dans sa bouche et cracha en soufflant simultanément ; le deuxième jet de salive atteignit M. Premier en plein dans les yeux. Celui-ci appliqua sa main sur son visage, laissant par la même occasion choir son fusil. L’autre main était toujours prisonnière de celle de Fwi-Song, qui tremblait de tous ses membres en écarquillant les yeux sans rien voir.

Horza sentit vaciller les deux hommes qui le retenaient. De nouvelles exclamations s’élevèrent dans l’assistance. Le Métamorphe se contorsionna et, montrant les dents, lança un nouveau crachat visant cette fois-ci le Mangeur qui tenait le piquet. Ce dernier poussa un cri aigu et battit en retraite ; les autres lâchèrent prise et s’enfuirent en courant. Le corps de Fwi-Song virait au bleu à partir du cou ; le prophète obèse était toujours agité de tressautements. Il agrippait sa gorge d’une main, et de l’autre serrait celle de M. Premier qui, tombé à genoux, tête basse, geignait en s’efforçant d’essuyer la salive qui lui coulait sur le visage et lui causait une brûlure intolérable aux yeux.

Horza regarda prestement autour de lui ; les Mangeurs fixaient soit leur prophète et son premier disciple, soit l’étranger, mais nul ne faisait mine de leur porter secours ou de s’interposer d’une quelconque manière. Tous ne se répandaient pas en pleurs ou en cris : quelques-uns continuaient à psalmodier rapidement, l’air craintif, comme si leur chant contenait des paroles susceptibles de mettre fin à l’horreur qui se déroulait sous leurs yeux. Néanmoins, ils reculaient petit à petit, s’éloignant du prophète, de M. Premier et du Métamorphe. Horza s’efforça avec quelque succès de dégager celle de ses deux mains qui restait attachée à l’épieu.

— Aaah !

M. Premier releva brusquement la tête, une main plaquée sur les yeux, et hurla à pleins poumons. Puis il voulut se libérer de l’étreinte du prophète et son bras se tendit à l’horizontale. Mais Fwi-Song tenait bon, malgré ses frémissements, son regard fixe et la coloration qui gagnait progressivement tout son corps. Enfin la main de Horza fut libre ; il tira de toutes ses forces sur ses liens, derrière son dos, et, de ses doigts ankylosés, chercha à défaire les nœuds. Les Mangeurs s’étaient mis à gémir ; certains persistaient à psalmodier, mais tous continuaient de s’éloigner. Horza poussa un rugissement destiné en partie à la foule et en partie aux nœuds qui refusaient de se défaire. Plusieurs individus prirent leurs jambes à leur cou. Une des femmes en costume lacéré poussa un grand cri, lui jeta à la tête son bol de brouet sans toutefois l’atteindre, puis s’effondra en sanglotant sur le sable.

Horza sentit les cordelettes céder. Il libéra son bras, puis un de ses pieds, et se mit debout tant bien que mal. Fwi-Song émettait des gargouillements et des sons étranglés, M. Premier ululait en secouant la tête en tous sens et en agitant sa main captive comme pour figurer une grotesque parodie de poignée de main. Les Mangeurs se ruaient vers les canoës ou la navette, quand ils ne se jetaient pas à plat-ventre dans le sable.

Horza réussit enfin à se libérer tout à fait, et se rapprocha d’un pas chancelant du couple grossièrement disproportionné que formaient les deux êtres reliés par la main. Puis il plongea à genoux et s’empara du fusil tombé à terre. Au moment où il se relevait, comme s’il avait de nouveau la possibilité de voir, Fwi-Song éructa un ultime borborygme accompagné de projections de salive et s’inclina légèrement du côté où tirait M. Premier. Celui-ci retomba à genoux sans cesser de hurler : le venin déchiquetait les membranes de ses yeux et attaquait maintenant les nerfs optiques. Le prophète bascula, son bras et sa main se ramollirent ; M. Premier releva la tête juste à temps pour voir, malgré sa torture, l’énorme masse s’abattre sur lui. Tout en aspirant une goulée d’air, il poussa un unique hurlement et sa main échappa enfin à l’emprise des gros doigts violacés ; il voulut se remettre sur ses pieds, mais alors Fwi-Song roula sur lui-même et le heurta de plein fouet. Le disciple s’écroula et, avant d’avoir pu émettre un son, se retrouva submergé sous la graisse, aplati dans le sable de la tête jusqu’au postérieur.

Les yeux de Fwi-Song se fermèrent lentement. La main qui tenait sa gorge retomba mollement sur le sol, puis rebondit au bord du foyer où elle se mit à grésiller.

Les jambes de M. Premier tatouèrent frénétiquement le sable au moment même où s’enfuyait le dernier Mangeur ; tous couraient vers les embarcations, la navette ou la forêt en contournant les tentes et en sautant par-dessus les feux. Puis les deux membres inférieurs décharnés du disciple furent pris de faibles spasmes, et au bout d’un moment cessèrent tout à fait de remuer. Malgré tous leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à faire bouger d’un centimètre le formidable corps de Fwi-Song.

Horza souffla sur le fusil qu’il tenait gauchement à la main afin de le débarrasser du sable qui le maculait, et se déplaça pour ne plus sentir l’odeur de la chair brûlée dégagée par le prophète. Il vérifia le fonctionnement de l’arme, puis scruta la plage déserte en direction du campement. On mettait les canoës à la mer. D’autres Mangeurs se pressaient dans la navette de la Culture.

Il étira ses membres endoloris, examina son doigt dépecé, puis haussa les épaules, coinça le fusil sous son bras, saisit les os dans sa main valide et tira tout en exerçant une torsion. Les phalanges inutilisables de son doigt se détachèrent brusquement, et il les jeta dans le feu.

De toute façon, la douleur n’a aucune réalité, se redit-il sans conviction. Là-dessus, il partit au petit trot vers l’appareil de la Culture.

 

Les Mangeurs le virent venir tout droit sur eux et se remirent à crier. Puis ils ressortirent pêle-mêle du navire, certains traversant la plage pour se jeter dans les vagues à la suite des canoës, d’autres s’éparpillant dans la forêt. Horza ralentit pour leur laisser le temps de s’enfuir, puis contempla avec méfiance les portes béantes de l’appareil. Il entrevoyait des sièges au sommet de la courte passerelle, puis des lumières et, tout au fond, une cloison. Il inspira profondément et gravit le plan incliné.

— Bonjour, fit une voix synthétique assez peu raffinée.

Horza regarda autour de lui. Le véhicule semblait vieux et usagé. Il provenait de la Culture, cela ne faisait toujours aucun doute, mais il lui manquait la netteté impeccable qui caractérisait habituellement ses produits.

— Pourquoi ces gens ont-ils si peur de vous ?

Horza cherchait toujours l’origine de la voix.

— Je ne sais pas très bien, répondit-il enfin en haussant les épaules.

Le Métamorphe était nu et tenait encore son arme ; si son doigt ne saignait déjà plus, il n’en était pas moins réduit à deux lambeaux de peau. Il songea que, même sans cela, il devait avoir l’air menaçant, mais peut-être la navette ne le savait-elle pas.

— Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? reprit-il en décidant de feindre l’ignorance.

Il regarda partout avec ostentation, allant jusqu’à inspecter l’avant du véhicule en passant la tête par la porte du poste de pilotage.

— Je suis la navette. Enfin, son cerveau. Comment allez-vous ?

— Bien. Très bien. Et vous ?

— Pas trop mal, étant donné les circonstances, merci. Je ne me suis pas ennuyé du tout, mais je me réjouis d’avoir enfin quelqu’un avec qui discuter. Vous parlez très bien le marain ; où l’avez-vous appris ?

— Euh…, j’ai suivi des cours. (Horza fit mine de chercher encore autour de lui.) Écoutez, je ne sais pas vers où me tourner quand je vous parle, alors dites-moi où vous êtes, hein !

— Ha-ha ! Le mieux est sans doute de lever la tête, vers l’avant, près de la cloison. (Horza s’exécuta.) Vous voyez ce petit objet circulaire, au milieu, près du plafond ? C’est un de mes yeux.

— Ah ! fit Horza, qui agita la main en souriant. Eh bien, salut ! Je m’appelle… Orab.

— Enchanté, Orab. Moi, je m’appelle Tséalsir. Ce n’est en réalité qu’une partie de ma désignation complète, mais vous pouvez vous en contenter. Qu’est-ce qui s’est passé, là-dehors ? Je ne surveillais pas les individus que j’avais pour mission d’évacuer ; on me l’a interdit, au cas où cela me perturberait ; mais j’ai tout de même entendu des cris quand ces gens se sont approchés de moi ; et en entrant ils paraissaient effrayés. C’est alors qu’ils vous ont vu et qu’ils se sont enfuis. Qu’est-ce que cet objet, dans vos mains ? Une arme ? Je suis obligé de vous demander de l’abandonner afin que je la mette en sécurité. Je suis ici pour évacuer les individus qui le désirent en vue de la destruction de l’Orbitale, et nous ne pouvons nous permettre de transporter des armes dangereuses : il ne faudrait pas que quelqu’un soit blessé, vous comprenez. Qu’est-il arrivé à votre doigt ? Je possède un excellent médikit à bord. Voulez-vous que je le mette à votre disposition, Orab ?

— Oui, c’est une idée.

— Très bien. Il se trouve de l’autre côté de la porte qui mène au compartiment avant, sur la gauche.

Horza s’engagea entre les rangées de sièges, en direction de l’avant de l’appareil. Malgré son âge, la navette renfermait une odeur de… il ne savait pas de quoi. C’était sans doute dû à tous les matériaux synthétiques qui la composaient. Après les odeurs certes naturelles, mais ô combien pestilentielles qu’il avait senties ces dernières vingt-quatre heures, Horza appréciait son nouvel environnement, même s’il se trouvait désormais en territoire de la Culture, et donc ennemi. Il effleura son fusil comme pour actionner quelque chose.

— Je mets simplement le cran de sécurité, déclara-t-il à l’intention de l’œil du plafond. Je ne tiens pas à m’en servir, mais ces gens essayaient de me tuer, et je me sens mieux avec une arme à portée de main, si vous voyez ce que je veux dire.

— Eh bien, pas vraiment, Orab, répondit la navette. Mais il me semble que je peux tout de même comprendre. Néanmoins, vous devrez me remettre cette arme avant le décollage.

— Pas de problème. Dès que vous aurez fermé les portes arrière.

Horza se tenait à présent sur le seuil de la porte séparant l’habitacle de la petite cabine de contrôle. Il s’agissait en fait d’un étroit couloir mesurant moins de deux mètres de long, avec une ouverture à chaque bout. Horza examina brièvement les alentours, mais ne distingua pas d’autre « œil ». Puis il aperçut, à hauteur de hanche, un panneau ouvert révélant une trousse de secours particulièrement bien fournie.

— Ma foi, Orab, je refermerais bien ces portes, afin de vous procurer une sensation de sécurité ; mais voyez-vous, je suis venu chercher ceux qui veulent partir avant l’heure fixée pour la destruction de l’Orbitale, et je ne puis le faire qu’à la dernière minute, pour que les éventuels candidats au départ puissent embarquer. En vérité, je ne vois pas très bien pourquoi on refuserait de s’en aller, mais on m’a dit de ne pas m’inquiéter si certains préféraient rester. Je dois dire que ce serait un peu bête, n’est-ce pas, Orab ?

Horza fourrageait dans le médikit, mais en profitait pour jeter des regards furtifs à une autre série de portes percées dans la paroi du petit couloir.

— Hmm ? fit-il. Ah, oui. Vous pouvez le dire. Au fait, pour quand est prévue l’explosion ?

Il passa la tête à l’angle de la porte donnant dans le poste de contrôle, ou la cabine de pilotage, et aperçut un nouvel œil, situé au même endroit que dans l’habitacle, mais donnant du côté opposé à l’épaisse paroi qui séparait les deux zones. Horza sourit, fit un signe de la main puis rentra la tête dans le couloir.

— Coucou ! gloussa la navette. Pour répondre à votre question, Orab, je suis au regret de vous informer que nous serons contraints de faire sauter l’Orbitale dans quarante-trois heures standards. À moins, naturellement, que les Idirans n’entendent enfin raison et retirent leur projet d’utiliser Vavatch comme base militaire.

— Je vois, fit Horza.

Il observait un des encadrements marquant une ouverture dans la paroi, au-dessus de celle qui contenait le médikit. Pour autant qu’il puisse juger, les deux yeux du cerveau se trouvaient dos à dos, avec entre eux deux toute l’épaisseur de la paroi isolant les deux compartiments. Sauf à supposer l’existence d’un quelconque miroir, tant qu’il restait dans le couloir, la navette ne pouvait pas le voir.

Il jeta un regard en arrière, par les portes ouvertes ; pas d’autre mouvement que celui de la cime des arbres qui se balançaient dans le lointain, et de la fumée qui s’élevait des feux. Il vérifia à nouveau son arme. Les projectiles semblaient logés dans une espèce de chargeur, mais un petit cadran circulaire pourvu d’une aiguille mobile indiquait soit qu’il manquait une balle sur les douze, soit au contraire qu’il n’en restait qu’une seule.

— Eh oui, reprit la navette. C’est bien triste, naturellement, mais en temps de guerre, ce genre de chose est une nécessité, je suppose. Oh, je ne prétends pas tout saisir dans cette affaire ! Je ne suis qu’une humble navette, après tout. En fait, on avait fait cadeau de moi à l’un des Mégavaisseaux parce que je suis trop démodée, trop rudimentaire pour la Culture, vous savez. Ils auraient pu me mettre à jour, mais non ; ils se sont simplement débarrassés de moi. Mais voilà qu’ils ont de nouveau besoin de moi, et je m’en réjouis.

« Nous avons du pain sur la planche, vous savez, si nous voulons évacuer de Vavatch tous ceux qui le désirent. J’aurai de la peine en voyant sauter l’Orbitale. J’ai passé de bons moments ici, croyez-moi… Enfin, c’est comme ça. Au fait, comment va votre doigt ? Vous voulez que j’y jette un coup d’œil ? Apportez-moi le médikit dans l’un ou l’autre des compartiments, que je regarde un peu ce que je peux faire. Oh ! Avez-vous touché à l’un des autres placards que contient le couloir ?

De fait, Horza essayait de forcer l’ouverture la plus proche du plafond au moyen du canon de son arme.

— Non, répondit-il en pesant de tout son poids. Je ne m’en suis même pas approché.

— C’est curieux, il me semble pourtant sentir quelque chose. Vous êtes sûr de ce que vous dites ?

— Mais bien entendu, fit Horza en appuyant de toutes ses forces.

La porte céda, révélant des tubes, des fibrocircuits, des récipients métalliques et divers autres éléments mécaniques, électroniques et optiques non identifiables, ainsi que des unités-champs.

— Aïe ! s’écria la navette.

— Hé ! lança Horza. Il vient de s’ouvrir tout seul ! Il y a quelque chose qui brûle, là-dedans !

Il brandit son arme à deux mains et visa soigneusement. Ça doit être quelque part par là, songea-t-il.

— Le feu ! glapit la navette. Mais ce n’est pas possible !

— Tu crois que je ne sais pas reconnaître la fumée, espèce de tas de ferraille cinglé ! hurla le Métamorphe en pressant la détente.

Le coup partit. Ses deux mains tressautèrent et il fut projeté en arrière. La balle explosive frappa l’intérieur du placard et la détonation couvrit l’exclamation de la navette. Horza se protégea le visage de son bras.

— Je suis aveugle ! gémit l’appareil.

À présent, le logement de la paroi crachait réellement de la fumée. Horza se replia en titubant vers la cabine de contrôle.

— Il y a le feu ici aussi ! cria-t-il. La fumée sort de partout !

— Quoi ? Mais ça ne se peut pas…

— Je vous dis que vous êtes en feu ! Comment se fait-il que vous ne puissiez ni voir ni sentir l’incendie ? Vous brûlez !

— Je ne vous crois pas ! Posez cette arme ou je…

— Il faut me croire !

Horza examina la cabine, cherchant ce qui pouvait receler le cerveau de la navette. Il vit des écrans, des sièges, des cadrans et même l’emplacement habituel des contrôles manuels, mais pas trace de compartiment-cerveau.

— La fumée envahit tout ! répéta-t-il en s’efforçant de prendre une voix hystérique.

— Là ! Un extincteur ! Je mets le mien en marche ! clama la navette.

Un élément mural pivota, et Horza attrapa le volumineux cylindre fixé à l’intérieur du rabat. Il referma ses quatre doigts valides autour du jet. Un sifflement accompagné d’une vapeur légère surgissait en divers endroits de la pièce.

— Il ne se passe rien ! hurla Horza. Il y a beaucoup de fumée noire et… (Il fit semblant de tousser.) Aaargh ! Ça s’épaissit !

— D’où vient-elle ? Vite !

— De partout à la fois ! (Il jeta un coup d’œil circulaire.) Près de votre œil… sous les sièges, au-dessus des écrans, sous les écrans… Je n’y vois plus rien !

— Continuez ! Je sens la fumée aussi, maintenant !

Horza regarda la faible traînée de fumée qui, venue du couloir plein de flammes crachotantes où il avait endommagé les centres nerveux de l’appareil, s’infiltrait à présent dans le compartiment voisin.

— Ça… ça vient de là, et aussi de là… Des écrans-info de chaque côté des sièges de la dernière rangée…, et de quelque part juste au-dessus des sièges, sur les parois latérales, à l’emplacement de cette saillie, là…

— Comment dites-vous ? vociféra le cerveau de la navette. À gauche en regardant vers l’avant ?

— C’est ça !

— Éteignez ce foyer-là en premier ! piailla-t-il en retour.

Horza laissa tomber l’extincteur et reprit son fusil à deux mains, visant le renflement visible de la paroi, au-dessus de la rangée de gauche. Il pressa la détente une fois, deux fois, trois fois. L’arme cracha le feu, l’ébranlant de la tête aux pieds ; étincelles et éclats divers jaillirent des trous percés par les balles dans le logement de la machine.

— iiiiiiiiiii…, fit cette dernière.

Puis ce fut le silence.

Un filet de fumée sortit du renflement détruit, se mêla aux volutes provenant du couloir et alla former une mince couche au ras du plafond. Horza laissa lentement retomber son arme et regarda autour de lui en prêtant l’oreille.

— Imbécile ! fit-il.

 

Il éteignit avec son extincteur manuel les foyers mineurs du couloir ainsi que le cerveau incandescent de la navette, puis alla s’asseoir dans l’habitacle, près de la porte arrière, en attendant que la fumée se dissipe. Il ne vit pas de Mangeurs, ni sur la plage, ni dans la forêt ; les canoës avaient également disparu. Il chercha les commandes de la porte et ne tarda pas à les trouver : elles se refermèrent avec un sifflement, et Horza sourit.

Il revint dans la cabine et entreprit de presser quelques boutons ou de rabattre certains panneaux sur le tableau de bord, afin de rendre un peu de vie aux écrans. Ceux-ci se rallumèrent brusquement alors qu’il tripotait des boutons situés sur l’accoudoir d’un siège large comme un canapé. Le bruit de ressac qui s’éleva alors lui fit croire que la porte arrière s’était rouverte, mais c’étaient seulement les micros extérieurs qui lui transmettaient les sons du dehors. Les écrans se mirent à palpiter ou à s’illuminer, pleins de chiffres et de lignes, des volets s’ouvrirent en face des sièges ; manettes et leviers surgirent sans effort en émettant une sorte de soupir, puis se verrouillèrent en place avec un déclic, tout prêts à être pris en main et actionnés. Horza ne s’était pas senti le cœur aussi léger depuis des jours. Il partit à la recherche de nourriture et finit par voir ses efforts récompensés, mais au terme d’une quête interminable et contrariante. Il avait très faim.

 

De petits insectes détalaient en rangs ordonnés sur l’énorme cadavre affalé dans le sable, une main gisant carbonisée dans les flammes mourantes du feu.

Ils s’attaquèrent tout d’abord aux yeux, profondément enfoncés et demeurés ouverts. Lorsque la navette s’éleva dans les airs, incertaine, ils en eurent à peine conscience. Elle gagna de la vitesse, décrivit un virage inélégant au-dessus de la montagne, puis s’éloigna de l’île en rugissant dans l’air du soir.

Une forme de guerre
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